Dernière révision: 2024-12-16
médicament | Child A | Child B | Child C |
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Gabapentine | Sécuritaire | Sécuritaire, initier à faible dose et titrer lentement | Utiliser avec précaution, initier à faible dose et titrer lentement |
Prégabaline | Sécuritaire | Sécuritaire, initier à faible dose et titrer lentement | Utiliser avec précaution, initier à faible dose et titrer lentement |
Gestion de la douleur en cirrhose
La douleur est fréquente dans la population ayant une maladie du foie. En effet, il est estimé que plus de 80 % des patients cirrhotiques auraient de la douleur et que près de la moitié des patients auraient de la douleur chronique. (Klinge 2018) Il est aussi rapporté que la cirrhose peut exacerber une douleur non hépatique préexistante via une élévation de médiateurs inflammatoires. (Klinge 2018)
Chez les patients cirrhotiques, le traitement de la douleur est un défi de taille pour les professionnels de la santé puisque l’utilisation de certains analgésiques peut occasionner des effets indésirables potentiellement graves. (Chandok 2010) De plus, l’activité de plusieurs analgésiques est modifiée dans un contexte d’insuffisance hépatique et certains analgésiques, comme les anti-inflammatoires non stéroïdiens, peuvent même entraîner des complications chez cette population. (Murphy 2005)(Chandok 2010) Dans un contexte de cirrhose, les douleurs non hépatiques les plus communes sont les douleurs neuropathiques et les douleurs musculo-squelettiques. (Rogal 2022)
Les gabapentinoïdes sont des antiépileptiques utilisés comme un traitement adjuvant de la douleur neuropathique et sont souvent considérés comme un traitement de première ligne chez les patients cirrhotiques. (Rakoski 2018)(Dwyer 2014)(Klinge 2018)
Encéphalopathie hépatique liée à l’utilisation des gabapentinoïdes
L’encéphalopathie hépatique (EH) est un syndrome neuropsychiatrique qui est une complication fréquente chez les patients atteints de cirrhose. Plusieurs médicaments peuvent augmenter le risque de développer de l’EH chez les patients cirrhotiques, notamment les opioïdes, certains sédatifs et certains anxiolytiques. Cette augmentation du risque serait possiblement causée par une altération de la perméabilité de la barrière hématoencéphalique, une neurotransmission GABAergique amplifiée et/ou une augmentation de la sensibilité, la densité ou l’affinité des récepteurs à ces médicaments. (Dwyer 2014) Dans une étude de cohorte rétrospective incluant 166 192 patients cirrhotiques, les chercheurs ont évalué les facteurs de risque de développement de l’EH dans un contexte de cirrhose. Selon les résultats de l’étude, les médicaments GABAergiques sont considérés comme des médicaments pouvant possiblement augmenter les risques de développer de l’EH (rapport de risque ajusté, 1,17; 95 % CI, 1,14, 1,21). Dans cette étude, il est à noter que les benzodiazépines étaient évaluées séparément des GABAergiques. Par ailleurs, les chercheurs n’ont pas défini clairement les médicaments considérés comme GABAergiques à l’exception de la gabapentine. Les auteurs concluent que ce type de médicaments pourrait avoir un impact sur le développement de l’EH, mais que d’autres études prospectives devraient être effectuées afin de valider leurs résultats. (Tapper 2019) Afin de limiter ce risque, certains experts recommandent d’utiliser les gabapentinoïdes avec précaution dans un contexte de cirrhose décompensée ou d’épisode d’EH en débutant ceux-ci à faible dose et en effectuant une lente titration de la dose en fonction de la réponse et de la présence de sédation. (Dwyer 2014)(Rogal 2022)(Rakoski 2018)(Ma 2024)
Œdème des membres inférieurs et gabapentinoïdes
La surcharge volémique est une des complications les plus fréquentes de la cirrhose et serait majoritairement occasionnée par une capacité diminuée des reins à excréter le sodium. Cette accumulation de fluide dans le milieu extracellulaire serait particulièrement importante dans la cavité péritonéale, dans la cavité pleurale et dans l’espace interstitiel des jambes. Ce phénomène est responsable de plusieurs complications en cirrhose, dont l’ascite, l’épanchement pleural et l’œdème des membres inférieurs. Chez les patients cirrhotiques, l’œdème des membres inférieurs est considéré comme un des plus importants facteurs de diminution de la qualité de vie et serait même un facteur de risque d’infections de la peau et des tissus mous. (Fabrellas 2020)(Pereira 2012) Bien qu’il n’existe pas actuellement de données associées à l’impact de la prise de gabapentinoïdes sur l’œdème périphérique dans un contexte de cirrhose, ces médicaments sont reconnus comme pouvant occasionner de l’œdème périphérique dans la population générale (selon Lexicomp : 2-8 % pour la gabapentine et ≤ 16 % pour la prégabaline). Ainsi, l’apparition ou une détérioration de l’œdème des membres inférieurs seraient un élément à surveiller lors de l'administration de gabapentinoïdes chez des patients cirrhotiques.
Sevrage d’alcool et gabapentine
Chez les patients cirrhotiques ayant un trouble d’usage de l’alcool, il est primordial d’offrir un traitement afin de limiter la consommation d’alcool qui pourrait faire progresser les dommages hépatiques. Ainsi, le sevrage d’alcool ainsi que la prévention des rechutes chez cette population sont souvent nécessaires. Bien que la gabapentine n’ait pas été officiellement homologuée par Santé Canada pour le traitement du sevrage d’alcool ou la prévention des rechutes, elle est couramment utilisée à cet effet actuellement au Québec. (INESSS 2021) Une méta-analyse regroupant 16 études a démontré que la gabapentine pouvait réduire significativement la consommation excessive d’alcool et les symptômes associés au sevrage d’alcool. Néanmoins, dans cette méta-analyse, la gabapentine ne diminuait pas significativement la consommation d’alcool (nombre de jours d’abstinence et quantité d’alcool consommée), les états de manque ressentis par les patients, la dépression ou les troubles du sommeil chez les patients ayant un trouble d’usage de l’alcool. (Cheng 2020) Malgré ces résultats, selon les recommandations de l’INESSS, l’utilisation de gabapentine reste intéressante dans un contexte de cirrhose comme alternative aux benzodiazépines pour les patients ayant un faible risque de développer un syndrome de sevrage ou développant un syndrome de sevrage léger à modéré avec un faible risque de complications, ainsi que pour la prévention des rechutes puisque la naltrexone est contre-indiquée en insuffisance hépatique sévère. (INESSS 2021)
Absorption | Micromedex F : 27 à 60 % (biodisponibilité diminue avec des doses croissantes, absorption saturable)
Comprimés à libération régulière, dose de 600 mg TID per os Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Distribution | Micromedex
Liaison protéique : 0 % Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Métabolisme |
Métabolisme : aucun Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Élimination | Micromedex
t1/2 (h) : 5 à 7
Élimination rénale (76 à 81 % sous forme inchangée) Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Recommandations de la monographie |
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Aucune étude n’a été effectuée en présence d’insuffisance hépatique, puisque la gabapentine ne subit pas de biotransformation importante chez l’humain. |
Actuellement, aucune étude pharmacocinétique ou clinique évaluant l’administration de gabapentine chez des patients cirrhotiques n’a été identifiée dans la littérature. Néanmoins, les faits que la gabapentine ne subisse aucun métabolisme hépatique, qu’elle se retrouve inchangée dans les urines ou les selles (processus d’absorption saturable) et qu’elle n’ait pas de liaison aux protéines plasmatiques sont rassurants sur son utilisation en contexte de cirrhose (d’un point de vue pharmacocinétique). De plus, un consensus d'experts s’est également positionné sur l’usage de la gabapentine en insuffisance hépatique, concluant qu’aucun ajustement de dose n’était requis. (Karsten 2023)(Murphy 2005)(Rogal 2022)
Quelques experts recommandent la gabapentine comme première ligne de traitement de la douleur neuropathique chez les patients cirrhotiques. (Chandok 2010)(Zacharia 2024)(Klinge 2018)(Rakoski 2018) Les auteurs citent notamment la faible occurrence d’hépatotoxicité liée à la gabapentine comparativement aux autres antiépileptiques. Néanmoins, certains cas d’hépatotoxicité possiblement associés à la prise de gabapentine ont aussi été rapportés dans la littérature. (Vidaurre 2017)(Chalasani 2022) Nous référons le lecteur à la base de données LiverTox pour davantage de détails. (LiverTox 2020)
L’utilisation de la gabapentine chez les patients cirrhotiques pourrait aussi être limitée par d’autres effets indésirables potentiels tels que la sédation, une détérioration de l’EH, la nausée, l'œdème périphérique et les étourdissements. (Chandok 2010)(Rogal 2022)(Dwyer 2014) Ainsi, certains experts recommandent chez les patients cirrhotiques de débuter la gabapentine à une faible dose de ≤ 300 mg/jour et d’ajuster lentement la dose jusqu’à un maximum de 3600 mg/jour si la fonction rénale le permet. (Zacharia 2024)(Klinge 2018)(Rogal 2022)(Rakoski 2018) Enfin, il est intéressant de noter les recommandations de l’équipe éditoriale d’hépatologie de Lexicomp de 2024 qui suggèrent, dans un contexte de décompensation aiguë de la cirrhose, d’effectuer une diminution initiale de 50 % de la dose journalière afin de diminuer les signes et symptômes associés à l’EH ou d’effectuer une diminution plus rapide si l’arrêt de la gabapentine est nécessaire (ex: diminution de 50 % de la dose journalière à chaque 3-4 jours) lors de l’hospitalisation en effectuant une surveillance des symptômes de sevrage.
Malgré une absence de données pharmacocinétiques en insuffisance hépatique, les paramètres pharmacocinétiques et le consensus d’experts s’étant positionné sur l’utilisation de la gabapentine en insuffisance hépatique rassurent sur son utilisation. En Child-Pugh A, l’utilisation de la gabapentine est considérée sécuritaire et aucun ajustement de la dose n’est nécessaire. L’utilisation en cirrhose Child B semble sécuritaire, mais il serait plus prudent d’initier le médicament à faible dose et de le titrer lentement afin de limiter l’apparition d’effets indésirables. La gabapentine peut s’utiliser avec prudence en cirrhose Child C en débutant à faible dose et en titrant lentement afin de diminuer le risque de développer ou provoquer un épisode d’EH.
Absorption | Micromedex F : ≥ 90 % (indépendante de la dose)
Comprimés à libération régulière, dose de 75 mg BID per os Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Distribution | Micromedex
Liaison protéique : 0 % Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Métabolisme |
Métabolisme : négligeable Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Élimination | Micromedex t1/2 (h) : 5 à 6,5 (dépendant de la dose) Élimination rénale (90 % sous forme inchangée, 0,9 % sous forme d’un dérivé N-méthylé de la prégabaline et 0,4 % sous forme d’un métabolite non identifié) Insuffisance hépatiqueAbsence de données |
Recommandations de la monographie |
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Aucun ajustement de dose en insuffisance hépatique n’est mentionné par la monographie. |
Actuellement, aucune étude pharmacocinétique évaluant l’administration de prégabaline chez des patients cirrhotiques n’a été identifiée dans la littérature. Néanmoins, le fait que la prégabaline subisse un métabolisme hépatique négligeable, qu’elle se trouve majoritairement inchangée dans les urines et qu’elle n’est pas liée aux protéines plasmatiques rassurent sur son utilisation en contexte de cirrhose (d’un point de vue pharmacocinétique). De plus, il existe dans la littérature des consensus d'experts renforçant l’idée que la prégabaline constitue un choix sécuritaire chez les patients cirrhotiques. (Harris 2014)(Lewis 2013)(Haanpää 2010)(Dwyer 2014)
Une étude randomisée contrôlée a évalué l’efficacité de la prégabaline pour soulager les crampes musculaires chez des patients cirrhotiques. Dans cette étude, 29 patients cirrhotiques (16 Child A, 11 Child B et 2 Child C) étaient traités avec prégabaline et 27 patients cirrhotiques étaient traités avec placébo (aucune différence significative entre les groupes). Les patients traités avec prégabaline avaient reçu une dose de 75 mg po BID pendant 1 semaine, puis 150 mg po BID pendant 4 semaines et une dose de 75 mg po BID pendant la dernière semaine. À noter que la présence ou un antécédent d’EH était un critère d’exclusion. Bien que l’étude n’ait pas été terminée par manque de participants, les auteurs rapportent qu’il n’y a pas eu de différence significative dans la prévalence générale d’effets indésirables entre le groupe traité avec prégabaline et le groupe placébo. En effet, 55,2 % des sujets traités avec la prégabaline rapportaient un effet indésirable comparativement à 66,7 % pour les sujets avec le placébo. Parmi le groupe traité avec prégabaline, 3 sujets ont cessé la prise du médicament à cause d’étourdissements et une diminution de la dose a été nécessaire chez 2 sujets. Les effets indésirables les plus fréquents dans le groupe prégabaline étaient la léthargie rapportée par 4 sujets (13,8 %) comparativement à aucun sujet dans le groupe placébo et les étourdissements rapportés par 7 sujets (24,1 %) comparativement à 2 sujets (7,4 %) dans le groupe placébo, mais aucun effet indésirable grave n’a été rapporté dans ce groupe. (Ahn 2022)
Par ailleurs, certains auteurs recommandent d’utiliser la prégabaline en deuxième ligne après la gabapentine, puisque des cas d’hépatotoxicité possiblement induite par la prégabaline sont rapportés dans la littérature. (Chandok 2010)(Zacharia 2024)(Klinge 2018) En effet, plusieurs rapports de cas d'hépatotoxicité ont été associés à la prise de prégabaline. (Einarsdottir 2008)(Doğan 2011)(Sendra 2011). Dans ces études de cas, les doses de prégabaline qui avaient été utilisées par les patients allaient de 25 mg/jour à 300 mg/j. Bien que l’hépatotoxicité rapportée dans les études était parfois très sévère, la base de données LiverTox mentionne que la relation causale entre les dommages hépatiques et la prise de prégabaline n’était pas toujours claire et que les dommages hépatiques occasionnés ont été suivis par une guérison complète sans preuve de dommages chroniques ou résiduels. Ainsi, l’hépatotoxicité induite par la prégabaline serait tout de même très rare dans la littérature. (LiverTox 2020)
Tout comme la gabapentine, l’utilisation de la prégabaline chez les patients cirrhotiques pourrait aussi être limitée par des effets indésirables tels que la sédation, une détérioration de l’EH, la nausée, l'œdème périphérique et les étourdissements. (Lewis 2013)(Rogal 2022)(Dwyer 2014)
Enfin, certains experts recommandent chez les patients cirrhotiques de débuter la prégabaline à une faible dose de 50 mg BID et d’ajuster lentement la dose jusqu’à la dose maximale habituelle si la fonction rénale le permet. (Zacharia 2024)(Rogal 2022)(Rakoski 2018)
Malgré une absence de données pharmacocinétiques en insuffisance hépatique, les paramètres pharmacocinétiques et le consensus d’experts s’étant positionné sur l’utilisation de la prégabaline en insuffisance hépatique rassurent sur son utilisation. En Child-Pugh A, l’utilisation de la prégabaline est considérée sécuritaire et aucun ajustement de la dose n’est nécessaire. L’utilisation en cirrhose Child B semble sécuritaire, mais il serait plus prudent d’initier le médicament à faible dose et de le titrer lentement afin de limiter l’apparition d’effets indésirables. La gabapentine peut s’utiliser avec prudence en cirrhose Child C en débutant à faible dose et en titrant lentement afin de diminuer le risque de développer ou provoquer un épisode d’EH.